17.
Le plaidoyer de Kira
Il faisait nuit lorsque Kira sortit dans la grande cour à peine éclairée par quelques torches. Le temps lourd et humide laissait présager un orage dans la nuit, comme c’était souvent le cas à l’arrivée de la saison chaude. La jeune femme mauve se rendit à la tour du Magicien de Cristal, qui était plongée dans l’obscurité. Elle gravit prudemment les marches de pierre jusqu’au premier étage, où elle ne trouva personne. Elle buta contre une épée reposant sur le sol et capta, un peu plus loin, le faible miroitement des pierres précieuses d’une cuirasse… celle de Wellan.
— Mène ? appela-t-elle.
Elle scruta l’endroit avec ses sens magiques. Au lieu de repérer la servante, elle ressentit l’énergie électrisante de l’Immortel dans la pièce au-dessus d’elle. Elle se risqua donc dans le deuxième escalier et jeta un coup d’œil dans la chambre où Lassa avait passé toute sa vie.
— Elle est au palais, ce soir, annonça Abnar.
Assis sur l’appui de la fenêtre, il regardait dehors, les jambes repliées contre sa poitrine. Une petite sphère de lumière volait autour de lui, éclairant à peine son visage.
Pendant un instant, il parut tout à fait humain à Kira. Elle s’avança prudemment vers lui en regrettant de ne pas pouvoir lire ses pensées ou ses émotions.
— Les Immortels ne sont pas des êtres parfaits, prononça-t-il sans bouger.
— Il n’y a que les dieux qui le soient, ajouta-t-elle. C’est vous qui me l’avez si souvent répété.
Il tourna la tête vers elle et la transperça de son regard métallique. Mais Kira n’était plus une enfant. Elle soutint bravement son inspection magique.
— Ce n’est pas Wellan qui t’envoie, découvrit-il.
— Non, ce n’est pas lui. De toute façon, il n’aime pas que les autres fassent son travail à sa place.
— Et c’est ce que tu es venue faire ici ?
— Pas tout à fait. Disons que, contrairement à mon frère d’armes, je n’ai pas du tout envie de vous remettre ma démission. J’ai travaillé beaucoup trop fort pour devenir Chevalier.
— Alors, pourquoi n’es-tu pas dans le hall avec les autres ?
— Parce que je veux connaître les plans des dieux à notre sujet, maître. Wellan a raison de s’inquiéter pour le sort du monde, n’est-ce pas ?
— Je n’ai pas l’intention de vous laisser mourir, si c’est ce que tu insinues. Je sais que l’Empereur Noir est un puissant sorcier et qu’il n’a pas fini de frapper Enkidiev.
Il convoite notre continent depuis longtemps. Mais je comptais m’en mêler… éventuellement.
— Mais les dieux ne vous ont pas donné le pouvoir d’agir directement contre Amecareth, lui rappela Kira en s’asseyant sur le sol.
— C’est exact. En dernier recours, j’aurais fini par recruter des soldats ordinaires et par leur donner des facultés surnaturelles, bien que je sois toujours convaincu que le présent Ordre d’Émeraude peut défaire l’armée de l’empereur sans cette aide additionnelle.
— Mais comment ? s’exclama la jeune femme mauve. Nous ne sommes même pas une centaine et notre magie n’est pas assez puissante pour arrêter tous ces guerriers qui, eux, sont des milliers !
— Vous détenez une arme dont les premiers Chevaliers ne disposaient pas : toi. De plus, vous êtes également plus intelligents. Seul Hadrian avait une tête sur les épaules dans le premier lot. Les autres n’étaient que des mercenaires qui ne pensaient qu’à piller les vaisseaux d’Amecareth.
Kira revit dans son esprit le fantôme de l’ancien Roi d’Argent qu’elle avait fait apparaître, enfant.
— C’est à cause d’eux que vous détestez les humains maintenant, n’est-ce pas ? soupira-t-elle en pensant à tous les affrontements entre le Magicien de Cristal et Wellan.
Abnar ne répondit pas. Il se tourna une fois de plus vers la fenêtre. « Un Immortel peut-il souffrir comme nous ? se demanda Kira. Peut-il connaître le doute ou le remords ? »
— Nous ne sommes pas différents de vous, dit-il en réponse à sa question silencieuse. Nous avons seulement de plus grandes responsabilités qui ne nous permettent pas de nous apitoyer sur notre sort.
— Croyez-vous vraiment qu’un héros comme Wellan ou même les plus jeunes de mes compagnons abuseraient des pouvoirs supplémentaires que vous pourriez leur accorder ? Je veux bien protéger Lassa jusqu’à ce qu’il détruise l’empereur, mais je ne souhaite pas me retrouver seule pour le faire parce que tous les Chevaliers auront été anéantis faute de pouvoir se défendre.
« Pourquoi Abnar ne veut-il pas comprendre la situation précaire dans laquelle se trouve l’armée d’Émeraude ? » s’impatienta intérieurement la Sholienne.
— Il m’est très difficile d’admettre mes torts, dévoila-t-il enfin, mais le destin a décidé de me les attacher à la cheville comme un boulet.
— C’était sans doute une erreur de donner de grands pouvoirs à un homme aussi ambitieux qu’Onyx, maître, mais pas à Wellan, ni à Santo, ni à n’importe lequel de ceux qui ont été élevés avec soin dans le but unique de protéger Enkidiev. Jamais ils ne s’en serviraient les uns contre les autres, et encore moins pour détrôner les rois de ce monde. Ils sont beaucoup trop honnêtes. Je vous en conjure, pesez le pour et le contre d’une telle intervention ce soir, sinon Wellan les emmènera tous vivre ailleurs et le continent sera ravagé par les insectes.
Kira se replia lentement vers l’escalier pour lui donner le temps de songer à ses paroles. De toute façon, les Immortels devaient d’abord s’entretenir avec les dieux avant de prendre quelque décision que ce soit.
— Ils ont déjà décidé d’intervenir, répliqua Abnar. Ils ont accéléré le temps pour les apprentis afin que vous puissiez compter sur plus de Chevaliers.
— Oui, nous l’avons remarqué et nous les en remercions, Mais ce n’est pas suffisant, maître. Dites-le aux dieux, d’accord ?
Kira s’inclina respectueusement, même si Abnar ne la regardait pas. Elle redescendit à l’étage inférieur, où elle s’empara de l’épée et de la cuirasse pour les rendre à Wellan.